Souvenirs souvenirs
Tout était parti d’une commande de l’éditeur François Bourin. J’avais participé au début des années 2000 à son comité de lecture, peuplé de gens sympathiques et talentueux mais dont la gloire était un peu fanée : une ex-prêtresse de la communication d’entreprise, un juge d’instruction un temps célèbre pour son vain combat contre un homme politique puissant, reconverti depuis dans l’écriture (…le magistrat, pas le politicien), un ancien journaliste littéraire… Un vrai cimetière des éléphants…Moi-même y avais atterri un peu par hasard après avoir apporté mon soutien financier et mon concours physique à l’aventure de la toute première maison d’édition en ligne imaginée par mon ami Arbon. Bourin, qui s’était cassé les dents dans une entreprise numérique imitée de la nôtre, me prêtait du coup un vernis d’éditeur et un parfum de chance. Soit…
Nous nous étions assez vite fâchés et perdus de vue pendant une quinzaine d’années... Nous nous retrouvâmes un beau jour de 2019 au coin d’une rue de Neuilly, découvrant que nous étions voisins et contents au fond de nous revoir. Au cours du déjeuner qui nous avait bientôt réuni, il me parla avec enthousiasme de sa maison d’édition, rachetée depuis peu grâce à un fonds d’investissement apporté par la famille de sa nièce. C’est là qu’il me vanta sa collection « Petit éloge », pour laquelle il me voyait bien écrire un volume sur Tintin.
Une précision à ce stade : je m’étais toujours refusé jusque-là à « enrichir » la bibliothèque tintinologique, depuis longtemps surabondante et trop souvent décevante à mes yeux. Mes souvenirs, ma collection et ma correspondance avec Hergé étaient à la disposition des biographes comme des journalistes, quand les uns et les autres me sollicitaient. Certes, j’avais cédé en 2010 à l’insistance du patron de presse et ami Philippe Clerget, qui voulait me faire piloter un hors-série coproduit par « Le Point » et « Historia ». Des publications de la sorte avaient fleuri chez à peu près tous les titres de la presse française et belge depuis la fin du siècle précédent, épuisant à mes yeux le sujet. L’invraisemblable succès de notre produit paru à l’été 2011 (plus de 350000 exemplaires écoulés, battant le record de « Géo » !) nous conduisit à exploiter le filon avec des bonheurs variés pendant cinq années : cinq autres titres (le dernier sous la bannière de « Paris-Match ») sur Tintin, un autre autour de Blake et Mortimer, qui marcha bien lui aussi - mais loin des tirages atteints par le reporter d’Hergé -, …et un Lucky Luke, qui tourna, lui, à l’accident industriel !
Mais il s’agissait à chaque fois d’entreprises collectives, que j’animais et pour lesquelles je produisais des articles. Rien de personnel…
M’étant assuré auprès de Bourin qu’il n’attendait pas de moi un énième traité de tintinologie et que je pourrais traiter la question d’un point de vue subjectif, je signai avec lui un contrat en juillet 2019. Je devais remettre mon texte avant la fin de l’année pour une parution en mai 2020.
Je me souviens avoir écrit le livre en deux petits mois, sans autres recherches que la vérification dans quelques ouvrages de référence présents sur mes étagères d’une date ou d’une citation…Pas vraiment de plan au départ mais des transitions dont je n’étais pas mécontent entre les chapitres, donnant, me semble-t-il, une certaine fluidité à l’ensemble. Comme une récréation, alors que j’entamais, en ce même automne, mon enquête sur le répertoire d’Hergé, dont je mesurais qu’elle allait autrement m’accaparer avec la perspective d’un livre plus difficile à écrire…
Un seul point m’occupa alors plus longuement au point de retarder le point final : je voulais absolument savoir si Malraux avait affabulé ou si de Gaulle avait vraiment présenté Tintin comme son « seul rival international » ! J’avais au fil du temps (et non de l’épée) amassé sur le sujet pas mal d’informations tendant à attribuer au général la paternité de la fameuse phrase mais aucun de ses petits-fils, témoins les mieux placés pourtant pour m’éclairer, n’avait daigné répondre à mes courriers. Je ne savais même pas si ceux-ci les avaient atteints. Par chance, l’amiral de Gaulle occupait alors la chambre voisine de celle de ma belle-mère dans un EHPAD de Neuilly, qui défraierait la chronique trois ans plus tard.
Je fis donc passer via celle-ci une lettre à laquelle il répondit en juin, autrement dit in extremis : oui, la boutade venait bien de son père et non de Malraux, comme avaient voulu le croire et le faire croire plus d’un commentateur des « Chênes qu’on abat », jugeant le propos indigne du grand homme.
La vérité m’oblige à dire que ce « scoop » rencontra peu d’écho, à l’exception de quelques lignes de Pierre Assouline dans son blog, d’une brève dans le magazine DBD et de quelques autres allusions à la question ici et là… Mais aucun organe de presse généraliste n’en fit ses choux gras en cette fin d’année qui marquait pourtant le cinquantenaire de la mort de de Gaulle, ce qui aurait pu donner à mon livre un peu plus de visibilité.
Car, de ce point de vue, l’année 2020 avait été décevante…
La Covid avait commencé par bouleverser notre vie quotidienne et accessoirement les programmes de parution. C’est ainsi que la sortie du « Petit éloge » fut repoussée à novembre.
Tandis que, dès février, le patron de Moulinsart me reprochait - en anglais, of course- d’oser envisager de publier deux livres sans son accord préalable et qu’une lettre recommandée de sa juriste faisait dans la foulée savoir à Stock, avec qui je venais de signer pour « Hergé et le carnet oublié », que ça ne se passerait pas comme ça, les Éditions François Bourin connaissaient une révolution de palais. Au printemps la nièce signifiait à son tonton qu’il avait l’âge de se retirer et de lui laisser la place. Mon « Petit éloge de Tintin » fut donc l’un des tout derniers, sinon le dernier, des titres voulus et agréés par mon ami. Peu après sa parution, le contrat avec l’agence en charge des relations presse fut dénoncé ; encore un peu de temps, et la maison prit le nom de « Pérégrines », avec un virage éditorial vers le féminisme, qui allait donner à mes tintineries un côté plutôt décalé.
Le « Petit éloge » fut néanmoins très bien reçu par la tintinosphère sans, hélas, déborder sur un public plus large et moins averti.
Quant à mon autre éditeur, qui m’assurait que le chantage, qu’il vienne de Bruxelles, de Paris ou de Klow, ne l’empêcherait jamais de publier mon nouveau livre, je vis au long des mois sa détermination faiblir face, me disait-il, au « mur des juristes » du grand groupe auquel sa maison appartenait.
Je ne tardai pas à rebaptiser celle-ci – clin d’œil facile pour tintinophiles - « Stock sans coq ». En attendant, c’est moi qui me retrouvais abandonné sur mon radeau, ne sachant pas si mon « Hergé et la carnet oublié » allait pouvoir accoster quelque part… Mais ceci est une autre histoire…
Une anecdote encore à propos de ma modestie, réelle ou supposée : comme je l’indique à la fin du « Petit éloge », parmi les belles rencontres de ma vie de tintinophile, j’eus la chance de dîner tout à côté de Claire Bretécher chez des amis communs. Ce devait être un soir de 2004 ou de 2005, je ne sais plus. Évidemment nous nous nous étions abstraits de la conversation générale pour parler de bande dessinée et évidemment il avait été question d’Hergé. J’avais fini par lui avouer comment je l’avais connu et comment nous avions correspondu pendant une longue période. Trouvant que je minimisais l’affaire, elle avait éclaté de rire : « Alors, vous, vous n’êtes pas ramenard ! ».
Le modeste auteur de ces lignes n’en est pas peu fier !