En décembre 1960, un jeune dessinateur en herbe envoie à Hergé des esquisses inspirées d'illustrations parues dans quelques albums qui composaient déjà l'essentiel des Aventures de Tintin. Quelques semaines passent, et le jeune Jacques Langlois est très surpris de recevoir un courrier du créateur de Tintin, et pas seulement une lettre de remerciements rédigée à partir de phrases impersonnelles. Cette missive est le prélude à une correspondance régulière qui ne cessera qu’à la mort de Hergé. Et si, depuis, Jacques Langlois peut revendiquer des initiatives concrètes en faveur de la reconnaissance d’une œuvre devenue emblématique du 9e art, tout en incarnant la figure rassurante et apaisée d’un tintinophile respecté, le livre intitulé Petit éloge de Tintin est à l’image de son format et de son auteur : trop modeste.
Petit éloge du petit éloge
Ce livre porte en lui le germe qui fera, d'un répertoire d'adresses ayant appartenu à Hergé, le prétexte à l'écriture d'un ouvrage d'enquêtes et de souvenirs que Jacques Langlois a publié en 2024 et dont le titre est Hergé et le carnet oublié (lire une interview de l'auteur en cliquant ici). Si nous pensions que ce Petit éloge de Tintin, paru en 2020 et lu sans respecter la chronologie de publication, serait plus intimiste que le livre Hergé et le carnet oublié, il n'en est rien ; ce qui ne remet pas en question son intérêt. En effet, vous y trouverez narré le contexte qui a permis à l’auteur d’entrer en contact avec Hergé, ainsi que des considérations pertinentes et amusantes sur ce « monstre à 24 têtes » qui incarne une œuvre aussi fascinante par son contenu que par son potentiel à être commentée, critiquée et pastichée.
Langlois connaît son sujet. Il en a pénétré les arcanes en profitant de sa respectabilité et de son dévouement à la cause hergéenne, il en maîtrise les contours et les zones d’ombre, il est capable de vous donner son point de vue sur la personnalité de Hergé comme sur ce qui s’est tramé en coulisses à partir de son décès. L’auteur du Petit éloge de Tintin est ce que l’on appelle un interlocuteur incontournable si l’on souhaite en savoir plus sur ce qui, au départ, est peu connu du grand public concernant la vie et le travail de Hergé ; oui, mais voilà : Jacques Langlois est trop poli.
Petit éloge de Jacques Langlois
Si Jacques Langlois est un être agréable à fréquenter et à écouter parler, si ce qu’il écrit sur Hergé et son œuvre « tient la route » et mérite le respect de par le travail préalable mené avec le sérieux d’un journaliste, il nous semble que, à bien y réfléchir, l’humilité de Jacques Langlois est son plus grand défaut.
Nous ne sommes pas assez intimes avec l’auteur du Petit éloge de Tintin, nous ne pourrions donc pas établir une liste des autres défauts de Jacques Langlois, mais nous aimerions lui demander : pourquoi « petit » ?
Quand on a été vice-président de la si célèbre association Les Amis de Hergé, lorsque l’on a été directeur éditorial de publications officielles sur Tintin qui font depuis références, quand on a eu le privilège rare de connaître Hergé, de lui avoir écrit, de lui avoir parlé, d’avoir reçu de lui des cartes de vœux et surtout des réponses à ses lettres, quand on est cité dans certaines biographies, car ce que Hergé vous a confié par l’entremise de ses lettres est digne de foi et instructif pour mieux comprendre la quintessence des Aventures de Tintin, pourquoi ne pas revendiquer un témoignage majuscule, magistral et gigantissime ?
On pourrait nous rétorquer : quelle différence y-a-t’il entre ce « petit éloge » et un éloge qui ne serait pas « petit », surtout si l’on considère que ce que nous propose Jacques Langlois est déjà agréable et intéressant à lire ? Notre réponse est la suivante : la grande œuvre est dans les failles que l’on exploite, pas dans celles que l’on colmate ou que l’on préfère éviter de mettre en scène littérairement...
Petites questions au sujet d’un Petit éloge
Achever la lecture du livre de Jacques Langlois, c’est d’abord profiter de sa chance, celle d’avoir pu fréquenter durant quelques heures un homme qui a connu Hergé et qui connaît parfaitement son œuvre. Ensuite, on se met à imaginer ce qu’une telle relation amicale aurait pu susciter littérairement ; on aimerait passer de l'éloge à l'autopsie ; de l'autopsie à la poésie.
On voudrait se satisfaire, et trouver émouvant, que l’auteur ait pris le temps de remercier son père « qui me fit rencontrer Hergé et Tchang, sans pourtant les connaître... », mais on aimerait dire à cet enfant gâté (sans que ce qualificatif soit péjoratif) que tout ce qui a succédé l'envoi de quelques dessins ne fut possible que parce que c’était lui et parce que c’était Hergé. De nombreux gamins, à travers le monde, ont envoyé des dessins ou posé des questions à Hergé, mais combien, in fine, peuvent se targuer d’avoir entretenu une relation suivie, avant ensuite de « pénétrer » le cœur du réacteur de la grande machinerie tintinophilique ? Personnellement, on a un avis sur la question, qui tient en quelques mots : l’excès de modestie qui participe à présenter le Petit éloge de Tintin comme étant doté des mêmes caractéristiques qu’une banale madeleine de Proust est un tort, alors que dans le même temps des exégètes moins pertinents osent titrer leur ouvrage Hergé mon ami ou affirmer en quatrième de couverture : « Je suis né pendant la gestation de l’album Objectif Lune »...
Désolés de l’affirmer avec outrance, mais Jacques Langlois est d’une telle humilité et d’une telle pudeur que son livre est le résultat d’une sensibilité contrainte qui ne peut s’identifier qu’à la condition de savoir lire entre « ses » lignes. D’ailleurs, l'ultime reproche que l’on pourrait faire à celui qui a eu la chance de correspondre et de discuter avec Hergé, pourrait s’apparenter à celui que l’on fait parfois aux champions cyclistes, ceux qui sont maîtres de leurs émotions et si sûrs de leur talent, et que nous pourrions exprimer ainsi :
- « Jacques Langlois, lors de l'ascension de la face cachée de son amitié avec Hergé ? Il en a gardé sous la pédale ! ».

Addendum à l’éloge précédent
Que l’on ne se méprenne pas. La lecture de ce Petit éloge de Tintin est un plaisir, mais nous sommes des gens compliqués, chez 7SANS14. On préfère la poésie au pragmatisme et les excès de l’enthousiasme au calme pendant la tempête (une tempête dans un crâne, comme disent les anglais quand ils se mettent à cogiter). Si la lecture du livre de Jacques Langlois vous accordera le privilège de pénétrer au cœur de la genèse qui a fait d’un enfant, qui mènera, une fois devenu adulte, une brillante carrière au sein d'une multinationale nationale (il en existe encore), un interlocuteur régulier et écouté de Hergé, vous n’en saurez pas plus sur les conséquences émotionnelles d’une telle rencontre. Si vous allez découvrir le point de vue d’un vrai connaisseur des Aventures de Tintin, si vous allez apprendre moult détails concernant l’origine du patronyme de Tournesol ou les coulisses de la création du Journal Tintin, si Jacques Langlois est un auteur précis, qui semble travailler à la manière d’un journaliste respectueux des faits (le croisement des sources semble un principe immuable de son travail), vous n’en saurez pas d'avantage sur ce que pense vraiment Jacques Langlois. Car c’est ainsi que fonctionne l’auteur de ce Petit éloge de Tintin (qui n’est petit que par l’ambition, et surtout pas par le potentiel) : son avis est toujours la conséquence d’une analyse des faits et non le fruit de son intuition. Exposer des faits mille fois vérifiés est une qualité qui devient un défaut lorsque l’on détient la clé du mystère, un mystère que Langlois a les moyens de nous expliquer par ses propres moyens, un mystère que l’on pourrait formuler ainsi : Comment est-il possible de créer un mythe à partir d’un cercle ?
Désolés de prendre parti en faveur de l’émotion, mais il nous semble que lorsque l’on possède autant d’atouts (une plume facile à manier, une légitimité incontestable, une connaissance parfaite de son sujet et plus d’obligations professionnelles accaparantes ou déstabilisantes), on ne devrait pas s'accorder le droit de ménager ses lecteurs en leur proposant un livre agréable à lire, alors qu’il pourrait être bouleversant.
Petit éloge sans conséquence (le nôtre)
Ce que nous écrivons à propos du livre de Langlois n’aura aucune incidence sur la destinée de l’ouvrage. Publié en 2020, et depuis complété par un autre ouvrage paru en 2024, et qui fera référence dans les années à venir (Hergé et le carnet oublié), ce Vraiment pas Petit éloge de Tintin a déjà permis à un public peu averti, ou à de vrais amateurs de Tintin, de faire connaissance avec un jeune lecteur de Tintin, devenu un proche de Hergé, et un tintinophile reconnu, devenu avec le temps plus discret médiatiquement. Ce qui nous semble intéressant à relever, c’est l’étrange mise en retrait de l’auteur, comme si le foisonnement autour de l’œuvre de « son » ami était devenu indécent (nous faisons allusion au chiffre d’affaires réalisé par les salles de ventes dès qu’un original signé de la main de Hergé ou qu’un album rare sont proposés à la vente). Si 7SANS14.fr avait existé en 2020, nous aurions loué le livre d’un vrai passionné, un des rares à pouvoir se vanter d’avoir vraiment connu Hergé (mais Jacques Langlois ne se vante jamais), d’un écrivain sur le tard qui n’a pas à rougir de sa plume (mais Jacques Langlois rougit plutôt quand on lui dit qu’il possède un réel talent littéraire) et d’un connaisseur qui n’invente pas de fausses anecdotes ou qui ne se permet pas d’élucubrer sur ce qu’il ne connaît pas (peut-être parce que Jacques Langlois connaît plus de détails concernant Hergé que n’importe quel autre biographe officiel).
Petit éloge du fond au détriment de la profusion
Jacques Langlois s’est-il mis à fumer la pipe pour faire comme le capitaine Haddock ? S’est-il présenté aux obsèques de Hergé avec une barbe noire pour qu’un inconnu lui demande si c’est lui qui était à l’origine de la création du compagnon de Tintin ? S’est-il investi dans son travail pour faire comme Carreidas et s’offrir un jour un avion rouge et blanc ? Allez savoir... Peut-être qu’un jour, Jacques Langlois nous révélera dans une livre plus intime qui il est vraiment, ce qu’il aurait vraiment aimé faire de sa vie ou tout un tas d’autres confessions que l’on a le droit de faire en présence d’un grand vin ou d’une page blanche quand on sait écrire.
Pour preuve de cette modestie qui, à notre sens, a freiné Jacques Langlois dans sa concrétisation d’un ouvrage incontournable, indiscutable et définitif, il suffit d’écouter d’autres exégètes de Hergé et de son œuvre et de sourire de ce qu’ils disent, car ce qu’ils disent expriment les certitudes contradictoires qui sont l’apanage de ceux qui parlent pour ne rien dire ou écrivent pour occuper le terrain. Voici ce que vous pourriez entendre, de la bouche d’une personnalité que nous ne nommerons pas, mais qui est une figure omniprésente de la tintinophilie. Un auteur prolifique qui semble avoir une imagination folle pour trouver des « angles » narratifs originaux. Un auteur qui n’a pas connu Hergé, mais qui a fait des Aventures de Tintin un champ de réflexions foisonnantes, à défaut d’être toujours pertinentes.
Les échanges qui suivent sont bien réels et font partie d’un seul et même entretien :
- Est-ce qu’on n’a pas tout dit et tout écrit sur Tintin ?
- En effet... On arrive à délirer complètement... Il y a du tout et du n’importe quoi, quand même... Le corpus à commenter étant si restreint (seulement 24 albums à comparer à l’œuvre de Balzac ou Proust)... On va arriver aux patins à roulettes dans Tintin... Je pense donc qu’il ne faut pas trop extrapoler, inventer, des « trucs » qui ne tiennent plus la route... Il faut se méfier de ça... C’est quand même un danger.
Et un peu plus loin dans l’interview, au moment de conclure :
- Est-ce que vous travaillez sur un prochain livre ?
- Oui, oui.
On pourrait en rire, mais se moquer pour rien ne sert à rien, sauf si l’on arrive à convaincre l’auteur du Grand Petit éloge de Tintin de se conduire en adulte responsable ; c’est-à-dire pas seulement en passionné de la première heure, mais en écrivain qui n’aura pas l’éternité pour écrire son chef-d’œuvre, celui que nous aimerions lire avant son dernier souffle. Ne prenez pas nos injonctions pour de la provocation ou l’expression d’un avis un peu hautain à l’égard d’un livre qui ne nous a pas attendu pour séduire de nombreux lecteurs. Il faut dire que nous tenons la preuve de ce que nous avançons et que cette preuve, c’est Jacques Langlois qui nous l'a fournie, à la fin de son livre, une preuve qu’il a choisi d’intituler « épilogue ». Voilà finalement bien la démonstration de l'évidence de la sensibilité toute en retenue de Jacques Langlois, car qui d’autre qu’un être raffiné aurait humblement choisi un épilogue pour donner envie de ne pas refermer trop vite un livre qui n’a pas épuisé tout le potentiel de son auteur ?
Conclusion en guise d’éloge
Nous conseillons à l’auteur du Petit éloge de Tintin de relire son épilogue, et de ne pas seulement survoler, anecdotes en bandoulière, ces fameuses vingt années qui, malgré ce qu’il pense, ont changé sa vie à jamais et peut-être celle de Hergé ; mais comment le savoir si l’on ne se pose pas la question ?
La méthode que nous préconisons est simple, elle est même si évidente que nous comprenons que le principal intéressé se refuse d’admettre ce qui, pourtant, lui a été dévoilé définitivement en 2007, lorsque Philippe Goddin lui a remis le dernier répertoire de Hergé. Dans ce carnet d’adresses, parmi les noms de ses amis et de ses relations, celui de Jacques Langlois y figure. Ce nom n’est pas celui d’un menuisier ou d’un jardinier, celui d’un assureur, d’un collaborateur des Studios Hergé ou d’un membre de la famille Remi. Ce nom est celui d’un ancien gamin devenu grand et qui a su nouer, avec le créateur de Tintin, un lien épistolaire émouvant et peu commun. Car si Jacques Langlois en doute, qu’il se demande pourquoi Hergé n’a pas consacré un carnet d’adresses entier pour répertorier tous les noms de tous ces enfants, qui, un jour ou l’autre, lui ont envoyé un dessin ou la missive type du lecteur attentif aux moindres détails d’un album. Oui. Que Jacques Langlois se questionne et comprenne que ce n’est pas simplement par courtoise que Hergé a souhaité conserver avec son ancien « jeune lecteur » un lien si tangible ; et qu’ensuite il redevienne, le temps d’un livre, le gamin impertinent qu’il fut, quand il se permettait de critiquer tel ou tel dessinateur des Studios Hergé, car c’est dans le refus des conventions et une forme d’irrespect que la grande œuvre doit s’écrire, et non dans le feutré d’une pensée qui se refuse de raisonner « ce qui fut » à l’aune de tout « ce » que l’on calfeutre dans les coulisses de son âme.
Mais...
On peut aussi se tromper et devoir considérer ce Petit éloge de Tintin comme une œuvre finie, un objet littéraire écrit sans chercher à raconter plus que ce qu’il dit. Nous ne serons pas déçus, tant il est rare de lire des essais ou des témoignages sur Hergé et son œuvre qui sachent faire la synthèse entre l’histoire intime et une érudition sans pathos des Aventures de Tintin ; le tout, emballé avec soin d'une prose élégante et sans clichés... Alors bonne lecture !
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