Comme de nombreux artistes, Hergé, le créateur de Tintin, était d’une sensibilité propice à tous les excès. De nature anxieuse, lui-même conscient de sa fragilité psychologique, à l’instar de celle de sa mère, Georges Remi a mis quelques années avant de comprendre que les capacités artistiques de Hergé n’étaient en rien responsables de ses déboires mentaux, mais qu’elles lui permettraient, au contraire, de mieux vivre avec ses « casseroles affectives ».
Hergé au chevet de Georges Remi
Le parcours de Georges Remi, en tant qu’homme, n’est pas plus banal que celui de Hergé, en tant qu’artiste. On pourrait même écrire que l’un comme l’autre ont fonctionné de concert au service d’une œuvre artistique exemplaire. Pourquoi, d’ailleurs, qualifier les Aventures de Tintin d’œuvre exemplaire ?
- Exemplaire, car aucune bande dessinée ne résiste mieux au temps et aux modes que les Aventures de Tintin
- Exemplaire, car aucune bande dessinée de si nombreux niveaux de lecture que les Aventures de Tintin (comique de situation, dialogues, arguments philosophiques et psychanalytiques...)
- Exemplaire, car aucune bande dessinée n’aura été à la source d’une telle profusion de livres, de commentaires et d’analyses que les Aventures de Tintin
Alors... Est-ce que Georges Remi s’est servi inconsciemment de la pratique de son art pour mieux supporter ses errances psychologiques, ou cette œuvre majeure du 9e art a-t-elle profité de la sensibilité et des tourments intimes de Hergé pour exister ? Selon nous, la réponse est dans la question !
Ricklin & Ricklin : des psy de père en fils
Au moment de la création de l’album Tintin au Tibet, Hergé consulte un psychanalyste du nom de Franz Niklaus Ricklin. Le créateur de Tintin raconte ses rêves et rapidement le praticien lui conseille de cesser son travail. Lequel ? Celui de dessinateur... Mais heureusement pour les passionnés de bandes dessinées, et l’art en général, Hergé continue son œuvre et achève dans la douleur l’un de ses albums les plus mythiques ; une douleur qui semble finalement consubstantielle de la création.
Il est étonnant de constater que trop peu de biographes de Hergé se soient intéressés de plus près à la personnalité de ce psychanalyse de « si bon conseils ». Car ce Franz Niklaus Ricklin n’est pas le fils de n’importe qui : son père fut un proche collaborateur de Carl Gustav Jung (qui fut lui-même un disciple de Sigmund Freud avant de faire dissidence et de s’éloigner des théories freudiennes pour promouvoir sa propre vision des névroses et autres troubles mentaux). D’autre part, Franz Ricklin, le père de Franz Niklaus, est un cousin germain de Carl Gustav Jung en raison de son mariage en 1906 avec une petite fille du grand-père de Jung. C’est leur fils, Franz Niklaus Riklin (1909–1969), qui s’occupera du cas de Georges Remi en revendiquant une pratique assidue de la psychanalyse jungienne, l’un des sujets de lecture favoris de Hergé.
Franz Ricklin, le papa, a travaillé avec son cousin Jung sur une interprétation d'associations de mots en publiant les résultats de leurs recherches un an avant le mariage de Ricklin et de Sophie Fiechter (un autre style d’association). Ricklin travaillera également avec Jung autour du concept d’« inconscient collectif » inventé par Jung en 1916. Cette idée de l’existence d’un réservoir émotionnel collectif est mise à l’épreuve lors d’un protocole expérimental appelé « test des associations de mots » qui permettra de démontrer que l’inconscient peut perturber la réflexion consciente à partir d’une influence aux racines communes et universelles. Ricklin participera à la rédaction d’un autre livre, intitulé Réalisation des souhaits et symbolique dans les contes de fées, avant de se rapprocher de la méthode de Freud, et donc de s’éloigner de celle de son cousin germain ; avant que son propre fils ne devienne un fervent pratiquant de la psychanalyse jungienne.
Cauchemars en coulisses d’une œuvre
En juillet de l’année 1958, la femme de Hergé note dans son agenda : « Georges n’est plus le même depuis que nous sommes rentrés de Suisse. Mais cela durera-t-il ? ». Germaine a raison de se poser la question, car son mari n’est pas aussi serein que ce qu’il cherche à faire paraître. Ses nuits sont perturbées par des rêves si « effrayants et hallucinants de vérité » qu’il va prendre l’habitude de les noter, sur les conseils de son ami et ancien directeur du « Soir volé » Raymond de Becker. Ce dernier lui communique l’adresse d’un psychanalyste réputé pour l’importance qu’il accorde à l’interprétation des rêves et voilà Hergé de retour en Suisse, mais sans Germaine, pour tenter de débusquer dans ses cauchemars la clé de cette énigme : « J’ai tout pour être heureux (le succès professionnel, l’argent, la reconnaissance artistique et l’amour d’une femme), mais je ne sais pas en profiter... ».
Hergé travaille sur l’album Tintin au Tibet, il rêve de boules de neige, de blanc, de falaises à gravir et de parents à guider et dans le même temps il fréquente Fanny, celle qui deviendra sa deuxième femme. Germaine est lasse, fatiguée des changements d’humeur de celui qui reste officiellement son mari. Elle profite de l’absence de Hergé, parti en Suisse pour rencontrer Franz Niklaus Riklin, pour organiser des fêtes. Elle ne se doute pas qu’au même moment un psychanalyste conseille à son mari de choisir entre « assumer votre crise existentielle ou travailler » ; tout en lui précisant que « lui » il arrêterait de dessiner, notamment par le biais de cette sentence qui a la mérite de la clairvoyance : « Il faut tuer en vous le Démon de la pureté ». Riklin commet l’erreur de ne pas saisir la puissance du génie de Hergé, car demander à un artiste de génie de cesser de créer, c’est comme refuser de prescrire un médicament miracle à un malade.
Le bon diagnostic, mais pas le bon remède
Si Franz Niklaus Riklin a vu juste, si Hergé a effectivement le devoir de ne plus se coltiner une morale déstabilisante et fabriquée de toutes pièces par son éducation religieuse sa pudibonderie ridicule, ce n’est pas en cessant de pratiquer son art qu’il se guérira. Au moment du diagnostic émis par son psychanalyste, il reste à Hergé une vingtaine de pages à finaliser pour achever l’album Tintin au Tibet. Il prend conscience, tout seul, que son travail artistique lui a fait du bien. Il s’en souviendra à la fin de sa vie, lorsqu’à l’heure du bilan il est temps d’avouer ses préférences... Hergé dira de l’aventure tibétaine : « C’est peut-être mon préféré, car c’est celui où j’ai mis le plus de moi-même » ; il tiendra « presque » les mêmes propos au sujet des Bijoux de la Castafiore, mais pour l’album des « Bijoux » il faisait allusion à son quotidien dans sa propriété de Céroux, alors qu’au sujet du « Tibet », il ne dit pas que c’est intimement qu’il s’est délivré de quelques fardeaux intimes.
Si Hergé n’en voudra pas à son psychanalyse, c’est peut-être parce que Franz Niklaus Riklin lui aura permis de comprendre l’origine de ses tourments ; mais le créateur de Tintin ne sera plus aussi convaincu de l’efficacité des méthodes psychanalytiques occidentales pour mieux se comprendre et donc mieux vivre en paix avec ses démons. Il lira Alan W. Watts, un auteur anglais plus féru de Taoïsme et de bouddhisme que de psychanalyse, et fera des dernières années de sa vie une quête, non pas vers la perfection, mais l’acceptation de soi. Il découvrira par ses lectures une autre vision du monde, plus conforme à ses intuitions : celle qui pense que nous ne sommes pas des ingrédients indépendants de l’univers, mais des particules indissociables de la perfection et de l’équilibre de ce qui existe.
Franz Niklaus Riklin est mort en 1969. Il a donc pu assister aux parutions successives des albums de Tintin suivants :
- 1960 : Tintin au Tibet
- 1963 : Les bijoux de la Castafiore
- 1968 : Vol 714 pour Sydney
Franz Niklaus Riklin s’est-il senti coupable d’avoir donné un conseil aussi incongru que celui d’arrêter de dessiner à Hergé ? Ou a-t-il considéré que son intervention avait été déterminante dans le cadre de la guérison, ou de l’apaisement, de son patient et donc de la poursuite de son œuvre ? On ne le saura jamais... Mais puisque la biographie de Hergé reste évasive sur ce sujet précis, il nous reste cette ultime question propice à des réflexions tant moqueuses que scientifiques : Est-ce qu’un psy ça doute ?
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