Marcel Proust est cité deux fois dans la trilogie En finir avec Tintin ?. Dans le premier volume (La véritable destination du Vol 714) et dans le dernier opus consacré à l’album Tintin et les Picaros. Dans ces deux essais, le point de ralliement entre Marcel Proust et Tintin est ce que l’on nomme : la nostalgie.
Nous écrivons « ce que l’on nomme », car finalement, et par les temps qui courent, le concept de nostalgie est un génial fourre-tout dans lequel n’importe qui peut venir y déposer ou trouver n’importe quoi à propos du temps qui passe, de la mémoire qui flanche et des souvenirs qui résistent encore et toujours à l’envahisseur (mais là on s’égare...).
La madeleine de Tintin
La vision du visage de Tintin (que nous avons comparé à un logo parfait en ces termes dans La véritable destination du Vol 714 : « Initialement, le visage de Tintin ne respectait pas les critères d’un logo parfait. C’est ce que l’on peut constater dans les albums tels que ceux du Lotus bleu ou de L’Oreille cassée : la bouille enfantine de Tintin est mouvante, dessinée en volume déformant, la houppette jamais à la même place et les joues souvent plissées d’un rictus crayonné au moment de sourire ou de grimacer. à partir des 7 Boules de cristal, et ensuite de manière plus définitive, le visage de Tintin se conforme enfin à la platitude de la planche à dessin ».) est souvent le déclencheur d’une émotion. La simplicité de ce dessin sans relief semble interpeller un inconscient en sommeil, mais sur le qui-vive.
En fonction du contexte et de son humeur, et lors de l’apparition de la tête de Tintin, des émotions enfouies, jamais totalement oubliées, ressurgissent à l’occasion de retrouvailles qui corroborent ce que Marcel Proust a identifié en croquant dans une madeleine :
- La mémoire des jours heureux serait un cadavre qui respire encore, qu’il suffirait de réanimer par la grâce d’une réapparition fugace, qu’elle soit sonore, olfactive ou visuelle.
Mais tout ce processus, fait d’images et de sensations, serait trop simple à expliquer si nous n’osions pas remettre en question le mécanisme même qui produit ce que l’on nomme la nostalgie.
En finir avec la nostalgie ?
Si l’on se fie au dictionnaire de l’Académie Française, le terme de nostalgie est composé à partir du mot grec « nostos », qui signifie retour, et du mot « algos », qui signifie douleur. La nostalgie est donc le regret ou la douleur que l’on éprouve à « la pensée de ce qui n’est plus ou qu’on ne possède plus, au souvenir d’un milieu auquel on a cessé d’appartenir, d’un genre de vie qu’on a cessé de mener, d’une époque révolue… ».
Les lecteurs qui lisent les Aventures de Tintin - notamment en raison d’une frustration bien compréhensible, et liée implacablement à l’absence de nouvel album de Tintin depuis celui des « Picaros » - en partant en quête d’un indice qui leur rappellera les émotions (pensent-ils) des lectures de leur enfance, cherchent à répéter à l’envi le mécanisme décrit parfaitement par Marcel Proust lors de la dégustation de la fameuse madeleine.
Mais ce serait négliger que le potentiel à la nostalgie que détiennent les Aventures de Tintin n’est en rien dépendant d’une construction cohérente d’une causalité de faits successifs (qui aurait débuté lors de la lecture de son premier Tintin), mais d’une interprétation mentale qui se base sur des représentations subjectives du monde manipulées par des émotions que l’on se permet d’attribuer une réalité déjà vécue ; alors que les émotions qui sont vécues en temps réel sont la conséquence de la réalité de « ce qui est ». Si nous étions téméraires, nous irions même jusqu’à affirmer que la nostalgie n’est pas une douleur liée au souvenir d’un temps révolu, mais la persistance de la nécessité d’incarner la réalité de « ce qui est », à partir de sa subjectivité, et non de « ce qui fut », qui n’est pas la réalité.
Relire Proust pour comprendre Tintin ?
Marcel Proust, lorsqu’il met en scène la rencontre d’une sensation (celle provoquée par la dégustation d’une madeleine) et d’un souvenir (lorsque le narrateur dégustait un morceau de madeleine), a bien compris que si la nostalgie était un sentiment dépendant du temps qui passe, il suffirait au narrateur d’À la recherche du temps perdu de voir une madeleine pour se souvenir de celle de sa tante Léonie, ou de penser à cette scène et d’en éprouver de la douleur ou du bonheur, alors que la vue de la petite madeleine ne lui rappelle rien, « avant que je n’y eusse goûté ». Le narrateur est ainsi confronté à un dilemme dès qu’il comprend que ce n’est pas le souvenir de la scène, au cours de laquelle sa tante Léonie lui offrait un morceau de madeleine le dimanche matin, après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul, qui lui procure de l’émotion, mais le goût de la madeleine.
Dès que le narrateur d’À la recherche du temps perdu cherche à « retrouver » l’émotion de la première bouchée, il prend conscience que le pouvoir de la madeleine s’épuise, et qu’il lui est impossible de relier la cause à l’effet, non pas parce que la cause n’a plus de pouvoir, mais parce que la représentation subjective de « ce qui est » ne dépend pas de « ce qui fut ».
- En conséquence, ce n’est pas le souvenir d’un dimanche chez sa tante Léonie qui fait partie de la réalité, mais bien le goût de la madeleine que le narrateur d’À la recherche du temps perdu déguste.
En cherchant à interpréter objectivement une émotion, dans le but de l’assimiler à la réalité du goût de la madeleine, le narrateur d’À la recherche du temps perdu crée un souvenir subjectif d’une représentation passée qui n’a jamais existé, puisque si cette représentation s’était déroulée en même temps que la dégustation d’une madeleine, il ne s’agirait pas de la même madeleine, ni du même contexte, ni de la même réalité.
Nous pourrions prendre un autre exemple que la Madeleine de Proust, comme l’odeur du papier gorgé d’humidité et de poussière d’un vieil album de Tintin, ou le son que font les pages qui se tournent, rien ne changerait à cette vérité : le plaisir éprouvé par un sujet qui effectue un voyage en conscience dans le passé (dans le cas du narrateur d’À la recherche du temps perdu, par l’entremise des saveurs d’une madeleine) n’est pas constitutif de la nostalgie (ou d’un tout autre terme qui définirait le même mécanisme d’une douleur joyeuse liée à un souvenir ancien), c’est la capacité de créer, en dégustant une madeleine, ou en tournant les pages d’un album de Tintin, une représentation du monde subjective que l’on ne va pas considérer digne de la réalité, alors qu’elle en fait partie, qui fonde le sentiment nostalgique.
Relire Tintin au présent de l’objectivité
La seule manière de se libérer de cette contingence temporelle inventée de toutes pièces pour entretenir le mythe d’un refuge (ou d’une grotte, pour faire une allusion à celle du yéti de Tintin au Tibet) qui nous accorderait le réconfort et la vie éternelle, consiste à simplement lire les Aventures de Tintin pour ce qu’elles racontent, sans chercher à raisonner les péripéties des protagonistes, en ne laissant pas sa subjectivité se laisser influencer par le contexte du moment de la lecture et en accordant au présent l’origine de nos émotions.
C’est triste à dire, mais cela peut aussi expliquer la pérennité de l’œuvre de Hergé : la passion que l’on peut éprouver à l’égard des Aventures de Tintin n'est pas liée essentiellement à ses souvenirs de jeunesse. Un lecteur assidu de Tintin n’est pas nostalgique parce que c’était mieux avant, ni parce que les albums de Tintin sont des balises posées dans le temps, mais parce que nous nous laissons berner par notre interprétation des histoires de Tintin que nous assimilons à un souvenir… Alors que c’est la réalité.

Marcel Proust, Tintin et la nostalgie
Pour aller plus loin dans la compréhension du sentiment que l’on éprouve lors d’une relecture d’un album des Aventures de Tintin, lisez La véritable révolution des Picaros.
Revisitez l’album Tintin et les Picaros de Hergé et découvrez un point de vue révolutionnaire sur le dernier album d'Hergé.
Parution : juillet 2025.
ISBN : 9798294460822 - 163 pages
Édition poche : 13x0.80x21 cm / 200 g (couverture souple).
Édition luxe et collector : 15.5x1.10x23 cm / 220 g (couverture cartonnée).
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