Jean-Pierre Levée est un professionnel de la finance de nationalité Belge, mais vivant aux Pays-Bas. Qu’à cela ne tienne, Jean-Pierre est un tintinophile averti et surtout pratiquant (comme il le démontre à travers son action au sein de l’association Hergé Genootschap qui regroupe 680 passionnés néerlandais et qui publie la revue Duizend Bommen).
Dans le cadre de la parution de son livre Les Millions Disparus de Tintin, Jean-Pierre Levée se propose de décrypter les coulisses financières d’un empire vacillant, notamment en raison de décisions discutables de la part des héritiers d’Hergé. Le livre dévoile des secrets qui, selon son auteur, ne prêtent guère à l’optimisme (ce qui est bien triste compte tenu de l’objectif initial du créateur de Tintin).
Le cas de Jean-Pierre Levée méritait donc bien une consultation, et que ce soit le Docteur Guido qui s’y colle augure une autopsie en bonne et due forme...
La couverture des Millions disparus de Tintin en version originale
DG – Cher patient... Votre cas m’a été conseillé par un confrère qui a décelé chez vous un besoin irrépressible de retour à l’enfance. Comment s’incarne cette frénésie de comportement digne de celle d’un galopin ? C’est très simple : d’abord, une fascination pour l’empilement des chiffres similaire à celle d’un enfant devant un jeu de Lego. Ensuite, une volonté un brin immature de chercher à se confronter à l’ogre de la forêt (le petit Poucet, c’est vous... La forêt, c’est le monde mystérieux de la BD... Et l’ogre, c’est qui vous savez...) et enfin, une effronterie du même acabit que celle dont est capable Zorro (le héros masqué) à l’égard des puissants qui détiennent le pouvoir, tout simplement parce qu’ils détiennent l’argent. Comme vous pouvez le constater, votre cas méritait bien que je lui consacre toute mon attention.
JPL – Je ne pensais pas qu’un jour on me traiterait de « petit Poucet », c’est dire si je suis curieux d’en savoir plus !
DG – Pour commencer, évoquons justement votre aptitude à manier les chiffres avec la même adresse qu'un enfant passionné de jeux de construction.
JPL – Ah non, docteur ! Je vous arrête tout de suite ! Je ne « manie » pas les chiffres ; ça, c’est le travail d’un comptable muni de sa calculette. Moi, je sais lire un bilan, nuance… Et comme chacun sait (ou devrait le savoir), les données financières des entreprises sont publiques. Ce n’est pas un coffre-fort, c’est une bibliothèque à ciel ouvert ou à portes coulissantes. Encore faut-il oser y entrer, dans cette bibliothèque, avant de comprendre ce qu’il y a à découvrir. Et croyez-moi, dans celle de Tintinimaginatio-Moulinsart (la société qui gère les droits de l’œuvre de Hergé), on y trouve des choses savoureuses. Par exemple ? On peut apprendre que la société dirigée par Nick Rodwell est déficitaire depuis douze ans, à l’exception des deux exercices où les droits du film de Steven Spielberg (Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne) ont été payés. Pour le reste, le monde extérieur n’y voit que du feu : on déploie des trésors d’ingéniosité pour maquiller les comptes. J’appelle cela une véritable masterclass en « window dressing ». Je décris tout cela dans mon livre et les chiffres sont disponible sur mon site web jeanpierrelevee.com.
Mais pour répondre à votre première question, disons que je me considère plutôt comme un cousin éloigné de Quick et Flupke qui s’amuserait à démonter le jeu de construction des adultes (de ceux qui savent, théoriquement, ce qu’il est juste de faire) pour voir si le montage tient vraiment debout. Et croyez-moi : les chiffres parlent parfois de manière plus éclairante qu’un long discours, à condition de savoir lire entre les lignes…
DG – Bon, à la rigueur. Mais ce que vous dites ne remet pas en question cette évidence : vous avez écrit un livre qu’aucun éditeur ne voulait publier par peur de représailles de la part des fameux « gardiens du temple »… Et pourtant, quand un éditeur vous dit « non », vous, vous n’en faites qu’à votre tête. C’est un réflexe un peu enfantin, non ?
JPL – Réflexe enfantin, dites-vous ? Personnellement, je parlerais plutôt de courage. Celui d’un éditeur hollandais qui a osé publier ce livre quand, de l’autre côté de la frontière, les éditeurs français faisaient profil bas. Il faut dire qu’avec la frénésie de Monsieur Rodwell de bâillonner les impétueux, certains avaient la trouille de se retrouver au tribunal plus vite qu’un juron proféré par le capitaine Haddock. Pour ma part, je n’ai pas tellement peur de Rodwell. Ma crainte, en tant que vrai Tintinophile, c’est que le magnifique musée Hergé soit contraint de fermer ses portes en raison d’une accumulation de pertes trop importantes. C’est d’ailleurs pour cette raison que les ayants droit ont transféré, en 2024, tous les droits d’auteur et de marque futurs à La Croix de l’Aigle, la société en charge de la gestion du Musée Hergé (une opération de 60 millions d’euros, soit dit en passant !). Mais pour que l’opération soit couronnée de succès, il faudra une condition à cela : que la manne financière continue à couler, c’est-à-dire que les albums continuent de se vendre, que les numéros spéciaux continuent d’attirer les curieux et que les collectionneurs continuent d'acheter les bibelots, les figurines, les autos et autres marchandises...
Alors oui, je me suis entêté, mais au fond, n’est-ce pas aussi l’esprit de Tintin ? Persévérer quand les autres renoncent !

Peter-Jan Bentein alias Jean-Pierre Levée défendant ses convictions
DG – Vous réfutez systématiquement ma thèse d’un retour à l’enfance… à croire que vous n’avez jamais lu Tintin, que diable !
JPL – Bien au contraire, cher Docteur ! Tintin a bercé mon enfance. N’oubliez pas que je suis belge, et que dans la Belgique de mon enfance, Tintin était partout : à l’école, à la bibliothèque, chez les copains… jusque sur les pots de moutarde ! Je lisais évidemment aussi d’autres bandes dessinées, mais Tintin, lui, on le lit et on le relit sans fin. Je découvre encore aujourd’hui des détails nouveaux. Entre-temps, je me suis installé aux Pays-Bas, où il existe aussi une communauté tintinophile très active, et à laquelle j’apporte ma modeste contribution.
Alors, oui ! J’ai lu Tintin, je relis Tintin, et je continuerai de relire ses aventures. Tant que les conséquences d’une overdose de Tintin restent positives sur ma santé mentale, pourquoi vouloir me sevrer ?
DG – Puisque vous semblez si bien connaître les albums de Tintin, citez-moi le personnage que vous auriez pu incarner. Mais je vous préviens, si vous me répondez Carreidas, je vous fais interner dans la foulée.
JPL – (Rires) Pourquoi Carreidas ? Parce qu’il est riche, despotique et peu aimable et que je serais obsédé par ce genre de milliardaires ? Permettez ! Mon objectif, en écrivant ce livre, n’était pas de jalouser les fortunes acquises par d’autres, mais d’informer, de décortiquer, et surtout de m’amuser à dévoiler ce qui se cache derrière la vitrine officielle.
Quant aux personnages des aventures de Tintin qui a ma préférence, autant vous dire la vérité...
DG – Enfin ! Je savais que vous ne réussiriez pas longtemps à cacher qui vous êtes vraiment !
JPL – Alors voilà... J’ai toujours eu une tendresse particulière pour Tournesol.
DG – Tournesol ? Vous n’avez rien de plus sournois ou de plus démoniaque à me proposer ? Le personnage d’Abdallah, le fils de son altesse Mohammed Ben Kalish Ezab, Roi du Khemed, par exemple... Ce garçonnet insupportable et chenapan vous ressemble quand même beaucoup, non ?
JPL – Je ne pense pas... Je suis franchement désolé de vous décevoir, mais mon album préféré est celui des Bijoux de la Castafiore. Un album dans lequel il ne se passe « rien » et où, pourtant, tout est dit. Dans cette histoire de bijoux, tout est à la portée de notre compréhension du monde inventé par Hergé, pour peu que l’on se donne la peine d’en pénétrer le mystère...
DG – Comme vous avez pénétré le mystère des bilans financiers de Tintinimaginatio ? Vous êtes décidément très habile, mais vous oubliez ce détail qui m’autorise à penser que vous êtes un adulte qui se comporte comme un vilain garnement à l’égard des ayant droits de l’œuvre d’Hergé, et ce détail le voici : c’est ce masque de Zorro que vous portez pour que l’on ne vous reconnaisse pas !
JPL – Mais... De quel masque vous voulez parler ?
DG – J’évoque bien sûr votre pseudonyme ! Derrière lequel vous vous cachez ! Jean-Pierre Levée, ben voyons ! Alors que vous vous appelez Peter-Jan Bentein !
JPL – Cher Docteur, je n’ai jamais cherché à me faire passer pour Zorro. Mais voyez-vous, je me suis vu obligé d’adopter un pseudonyme pour des raisons purement commerciales. Je l’avoue volontiers. Ma véritable identité – qui n’a rien de secret – est pratiquement imprononçable en France. « Peter », passe encore… mais dès qu’on arrive à « Jan », les choses se compliquent. Quant à mon nom de famille, la plupart abandonnent en cours de route. Or, un auteur dont le nom est imprononçable – et donc impossible à retenir – ne vendra pas beaucoup de livres. Voilà tout, et moi, je veux être lu !
J’ai d’abord cherché un pseudonyme dans l’univers de Tintin, quelque chose comme « Séraphin Dupond-Janssen », mais ce n’était pas une solution idéale non plus. Puis j’ai pensé à la Pierre Levée, un menhir de ce nom qui se trouve tout près de ma maison de vacances dans le Lot. Un clin d’œil à Obélix, bien sûr. Restait à transformer cela en « Jean-Pierre Levée », « Jean-Pierre » étant la traduction littérale de mon prénom. Et pour finir, j’ai découvert que « lever le secret » correspondait parfaitement à ce que je fais dans mon livre.
DG – Vous êtes désespérant, car vous avez réponse à tout. Alors, et puisque vous semblez si passionné par les chiffres, je vais vous poser quelques questions à la manière d’un numérologue…
JPL – Je vous écoute...
- Pensez-vous que Hergé a caché dans son œuvre des symboles chiffrés à vocation ésotérique ? Hergé ésotérique ? Je ne le pense pas : il avait trop les pieds sur terre, à mon avis. Même s’il est vrai qu’il s’est amusé à placer des clins d’œil dessinés dans ses albums .
- Le « 714 » de l’album Vol 714 pour Sydney cache-t-il une signification ? Le fameux « 714 » de Vol 714 pour Sydney ? À mon avis, il sonne surtout bien à l’oreille. C’est un chiffre qui claque, qui intrigue. Hergé avait le sens du rythme, jusque dans le choix des nombres.
- Selon vous, quel chiffre avait la faveur de Hergé ? Un chiffre favori de Hergé ? J’oserais dire le « 7 », évidemment. Les 7 Boules de Cristal, le 7 comme symbole classique du mystère.
DG – Bien… Je suis obligé de mettre un terme à cette consultation, car voilà, et je suis désolé de vous l’apprendre, mais je pense que, finalement, votre cas est moins désespérant que prévu. Alors, merci de nous communiquer votre recette du bonheur, comme cela vous ne serez pas venu pour rien...
JPL – Ma recette du bonheur ? Elle est très simple : un bon album de Tintin, un café serré, et la liberté de découvrir les choses les mieux cachées depuis le début du monde ; ou, pour mieux vous dire, depuis que Tintin a vu le jour.

Portés disparus ?
Après la mort d’Hergé en 1983, le problème de la gestion de l’œuvre s’est posée. La veuve de Georges Remi confie alors le soin de gérer son héritage à Alain Baran (dernier secrétaire d’Hergé), puis à Nick Rodwell qu’elle épouse en 1993.
Le livre de Jean-Pierre Levée se propose de démontrer, documents à l’appui, comment le pactole généré par les Aventures de Tintin a été dilapidé en raison de décisions peu réfléchies et d'erreurs de jugement digne d’un apprenti sorcier en gestion financière...
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