« En finir avec Tintin » fut peut-être le projet de Hergé. Faire de sa créature une personnalité plus ambiguë et moins parfaite que la légende est une évidence si l’on mène une lecture comparée de quelques albums ; mais qui se soucie vraiment de ce constat aux relents suicidaires ? Bien peu de lecteurs, finalement, si l’on se fie à tous ces passionnés qui ne peuvent se passer des albums de Tintin tant ceux-ci incarnent des moments qui se diluent dans le passé, mais qui peuvent être ramenés à la surface de la mémoire par la magie du souvenir.
Relire tintin et mourir en paix ?
Cette pratique de la lecture nostalgique est une constante de nombreuses bandes dessinées, mais Tintin fait mieux que les autres en raison de cette particularité : il a réussi à survivre à son créateur sans nouvelles aventures.
Si nous estimons regrettable de se laisser leurrer par ces voyages dans le temps, ce n’est pas avec mépris mais affection, car nous pensons que relire un album de Tintin en quête d’une émotion que l’on ne se privera pas de vite affecter à un temps révolu empêche de justement profiter des émotions nées de la perception en temps réel d’une réalité qui n’est pas virtuelle.
Notre conviction, finalement, est la suivante : il ne faudrait pas relire Tintin pour « se faire du bien », en souvenir des émotions passées, mais « se faire du bien » en assumant sa fonction de sujet de lecteur attentif et en possession de tous ses neurônes qui accorde à un album de Tintin une réalité intemporelle en réussissant à ne pas se laisser influencer par ce que l’on peut préméditer ou par ce conditionnement initial qui fait de nous des lecteurs inattentifs à l’histoire, mais attentifs aux conséquences d’une perception des effets.
Lire Tintin et ne pas mourir « idiot »
Ce qui semble impossible ou réservé à quelques penseurs méditatifs, est en réalité un privilège dont vous pouvez jouir dès l’instant où vous lirez un album de Tintin sans vous laisser leurrer par votre raisonnement qui continuera de chercher à justifier vos émotions en les affectant à une lecture passée ou des souvenirs dont vous devrez pouvoir vous délester si vous souhaitez vraiment accéder à ce que Hergé a créé de plus intime et qui n’est rien d’autre que la rencontre entre une réalité dessinée et une interprétation subjective.
L’autre enseignement que nous dispense Hergé (par sa volonté de confronter l’intemporalité de ses personnages à des actions menées contre le cours des événements), nous permet de mieux cerner la portée égoïste du sentiment nostalgique. Car si l’on raisonnait « ce qui est » de manière objective, on aurait la capacité, non pas de représenter la réalité selon notre point de vue, mais à partir du constat de la causalité des faits ayant abouti à « ce qui est ». En conséquence, il nous serait épargné d’être nostalgique d’un moment passé qui n’existe que parce qu’il dépend d’un autre moment passé, ce qui nous obligerait à classer émotionnellement l’importance que nous accorderions aux faits, ce qui objectivement est impossible, car tout ce qui précède « ce qui est » est de même importance, ce qui ferait du moment présent le seul moment apte à nous émouvoir, ce qui ne pourrait s’appeler « la nostalgie », puisque la nostalgie détermine toute tristesse causée par l’éloignement ou le regret d’un moment passé (même si, de nos jours, la nostalgie est devenue un sentiment chargé de significations positives).
Relire Tintin : la méthode
Le Docteur Guido propose, à travers sa collection Autopsie d’une œuvre, une méthode de lecture au scalpel qui ne laisse pas la place à l’interprétation pour éprouver une émotion. Ainsi, lorsque vous aurez achevé la lecture du premier tome de la collection, consacré à une autopsie de l’album de Hergé : L’Affaire Tournesol, lorsque vous consacrerez toute votre lucidité à une relecture de cet album mythique, lorsque vous pénétrerez dans un monde par la grâce de la séparation d’une couverture et de son linceul de papier blanc maculé, lorsque débuterez la lecture d’une histoire qui n’existait pas avant vous, ne déviez pas de la seule doctrine qui vaille la peine d’y consacrer une vie : celle qui exige de s’incarner dans le réel et non dans le souvenir.
Au moment de commencer l’expérience, ne cherchez surtout pas le goût de la Madeleine de Proust à partir d’une odeur de papier ou d’une illustration. Lisez au présent et laissez votre intuition s’accaparer de ce qu’elle voit, simplement de ce qu’elle voit.
Et si vous continuez de douter, si vous souhaitez rester convaincus que votre passion pour Tintin est liée à vos souvenirs de jeunesse, alors désolés de devoir vous l’annoncer aussi brutalement, mais voilà : nous ne sommes pas nostalgiques par amour de notre prochain, ni parce que c’était mieux avant, ni parce que les albums de Tintin sont des balises posées dans le temps, mais parce que nous nous laissons berner par notre interprétation des histoires de Tintin que nous assimilons à un souvenir…
Alors que c’est la réalité.
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