La Monadologie, ce concept philosophique inventé par Leibniz, aurait pu rester le sujet réservé à d'intenses discussions entre passionnés de « prises de tête », mais grâce à Hergé et sa créature, la Monadologie devient un sujet de réflexion intrigant pour les passionnés... de bandes dessinées.

Polymathe teutonique ! Monadologue des Carpates !
Si Haddock avait besoin de nouvelles idées d’injures, alors il pourrait piocher dans la réserve de mots savants et de quelques qualificatifs qui accompagnent et parsèment les commentaires du texte le plus célèbre de Gottfried Wilhelm Leibniz (la Monadologie).
Philosophe, scientifique, diplomate, juriste et historien allemand, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) est qualifié de polymathe en raison de l'étendue de ses connaissances et de ses contributions dans des domaines aussi variés que la politique, la religion ou les mathématiques. Il est notamment célèbre pour avoir inventé le calcul infinitésimal (qu’il s’agisse de lui ou de Newton qu’importe : Leibniz est un touche-à-tout de génie), ainsi que pour ses travaux en logique, en physique et bien sûr en philosophie.
Alors pourquoi évoquer Leibniz sur un site dédié à la bande dessinée et plus spécifiquement à l’œuvre de Hergé ? Parce que le philosophe Michel Serres, dans un essai sur la communication, a dit, de l’album des Bijoux de la Castafiore, qu’il était digne d’une « monadologie contemporaine » ; mais sans nous expliquer pourquoi... Heureusement, notre collaborateur le plus éclectique, le Docteur Guido, a décidé de nous sortir du pétrin mental (dans lequel nous a placés Michel Serres) en nous expliquant ce qui fait de Hergé un penseur digne du génie de Leibniz.
La Monadologie au secours des Bijoux ?
La « Monadologie » est un concept philosophique majeure que l’on doit à Leibniz. Cette courte théorisation philosophique de l’harmonie de l’univers a été écrite en 1714. C’est une proposition innovante, car elle détermine l’équilibre et la perfection de l'univers à partir de la cohésion d’entités autonomes appelées monades.
Mais qu’est-ce que les monades ?
- Des substances simples et indivisibles : Contrairement aux atomes, les monades ne sont pas des parties physiques étendues, mais des substances simples sans parties, sans étendue, et sans figure. Les monades n'interagissent pas causalement entre elles de manière directe, mais restent dépendantes du fonctionnement global de l’univers et participent à sa perfection par leur existence qui ne doit rien au hasard. En raisonnant « ce qui est » par l’interaction sans lien de causalité d’entités, elles-mêmes dépendantes d’une origine causale, Leibniz propose une conception radicalement nouvelle des éléments constitutifs de la réalité.
- Des miroir de l'univers : Les monades représentent, perçoivent et interprètent des portions d’univers à partir desquelles on peut extrapoler l’équilibre fondateur. C'est ce que Leibniz appelle la « perception » subjective d’une réalité objective, ou lorsque, à partir de la conscience intime de sa légitimité, on peut objectivement considérer que son point de vue est une portion réelle d’une extrapolation invisible. Selon Leibniz, la perfection n’ayant pas besoin d’une harmonie globalement visible pour se justifier, celle-ci peut se démontrer par la multiplicité des entités qui forment le « tout » de « ce qui est » et qui seraient imparfaitement considérées si l’on cherchait à les faire dépendre du hasard et non de leur cohésion non aléatoire.
- La cohérence de l'harmonie : Pour expliquer la cohérence et l'ordre de l’univers, malgré l'absence d'interaction directe entre les monades, Leibniz introduit le concept d’ « harmonie préalable ». Dieu, en tant que créateur du parfait, a préétabli un accord parfait entre toutes les monades sans que celles-ci n’aient besoin l’une de l’autre pour être actives.
- Ne pas chercher la perfection : La Monadologie ne démontre pas seulement que l’univers est le résultat de la perfection, mais que la quête de la perfection est une démarche vaine. Le véritable enjeu serait donc d’exalter, de son point de vue, le lien qui nous relie à la cohérence de l’univers, afin de se satisfaire de ne pouvoir faire mieux. C’est le refus de cette fatalité harmonique qui rend la condition humaine absurde, alors que seule la conscience de faire partie d’un système métaphysique cohérent peut permettre à l’humanité d’admettre que sa fonction n’est pas d’expliquer l’inconnue de la réalité, à partir d’une succession de raisonnements, mais de combiner la réalité des faits pour démontrer la cohérence de l’inconnu, incarné par l’univers.

Gottfried Wilhelm Leibniz 1646 - 1716
Et Tintin dans tout ça ?
Pour tenter de justifier la cohérence de la réalité et démontrer l'inutilité de la quête qui chercherait à atteindre l’origine de toute chose, Leibniz distingue deux types de vérités fondamentales, qu'il oppose selon leur nature et la manière dont nous y accédons.
- Il y aurait des vérités dites de raison, fondées sur le principe de non-contradiction. Ces vérités sont indépendantes de tout argument contradictoire, car leur existence dépend de conditions irréfutables. Exemple : un triangle étant une forme géométrique dotée de trois côtés, toute forme géométrique qui possèderait quatre côtés n’est donc pas un triangle. Ces vérités sont contenues dans le prédicat même du sujet (il n’y a pas lieu de chercher à démontrer qu’une forme géométrique est un triangle, dès lors qu’elle possède trois côtés).
- Il y aurait des vérités de faits qui sont contradictoires et dont la réalité est dépendante d’une contingence particulière. Une vérité de fait peut s’argumenter à partir de l'observation des faits et dépend de l'existence réelle des choses et des événements. Exemple : l’émeraude de la Castafiore a disparu parce qu’on l’a volée. La limite de ces vérités étant liée à l’énoncé et à l’interprétation des faits (ce que Hergé met en scène de manière magistrale dans Les Bijoux de la Castafiore.
Leibniz se sert de ces vérités de faits pour démontrer que s’il est possible de raisonner le cheminement des contingences successives, il est impossible de remonter à leur raison suffisante et ultime. Cette limite de notre potentiel au raisonnement est la preuve de l’existence de Dieu, non pas en tant qu’entité, mais en tant qu'énergie, c’est-à-dire en tant que volonté. La fameuse équation qui permettrait de raisonner la création de l’univers est donc bien une équation inutile, car en intégrant l’infini de la perfection de l’univers à la somme des équations déjà résolues, on n’aboutirait pas à un résultat final, mais à cette évidence qui permet de ne plus se demander inutilement pourquoi « ce qui est » est, mais d'admettre que ce qui a précédé « ce qui est » est une énergie et que cette énergie est une volonté (rejoignant en cela le concept de Schopenhauer qui édicte que le monde est volonté, dont il est fait allusion dans l’essai La véritable révolution des Picaros).
Hergé et Leibniz même combat ?
Lorsque Michel Serres compare Les Bijoux de la Castafiore à une monadologie contemporaine, il ne nous donne pas les clés de cette intuition. Le philosophe, en célébrant le chaos apparent qui règne au château de Moulinsart (problèmes de communication, intrusions en série, disparitions sans coupables) ne fait rien pour nous aider à identifier en quoi l’album de Hergé est digne de la pensée de Leibniz. Mais heureusement, la lecture de La véritable valeur des Bijoux permet de mieux appréhender le génie du créateur de Tintin qui, et mieux qu’un long discours, nous permet de comprendre le concept de Leibniz en quelques pages dessinées...
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