Tintin : une Affaire de points de vue

La cohorte des passionnés de Tintin est composée de personnalités truculentes ou plus modestes, de chahuteurs rigolos ou d'exégètes aux sourcils froncés, mais rares sont les individus qui peuvent cumuler ces trois expériences vécues : 

  1. Avoir lu Tintin dans sa jeunesse au moment de la parution des albums
  2. Avoir compris intuitivement que Tintin n'était pas une « simple » BD
  3. Avoir eu la chance de rencontrer ou de correspondre avec Hergé 

Jacques Langlois fait partie de ces rares privilégiés qui peuvent donc évoquer Hergé et son œuvre à partir de points de vue mêlant l'érudition, l'intuition et le vécu ; des privilégiés qui ne sont pas seulement des connaisseurs de la chose hergéenne, mais également les témoins d'un temps révolu et béni : celui où se côtoyaient des génies de la trempe du créateur de Tintin, comme Uderzo, Goscinny, Jacobs, Hugo Pratt et tant d'autres. 

Donner la parole à Jacques Langlois est donc un privilège et lire ce qu'il pense d'Hergé et de son œuvre une chance à savourer.

À quelques semaines de la parution du 1er tome de la collection Autopsie d'une œuvre (31 octobre 2025), 7SANS14 a souhaité questionner Jacques Langlois au sujet de l'album concerné, en l'occurrence L'Affaire Tournesol.

Le prétexte à cet entretien était tout trouvé, puisque Jacques Langlois est l'auteur de la préface de cet essai qui propose une approche inédite de l'analyse d'une bande dessinée mythique (en savoir plus en cliquant sur ce lien).

Jacques Langlois revient aux affaires

Q1 - Bonjour Jacques Langlois. Vous rédigez la préface d'une Autopsie de L'Affaire Tournesol, en quoi cet album vous semble remarquable ou incontournable ?

J.L. - Remarquable, à coup sûr. C’est sans doute le premier album pour lequel Hergé a pu s’appuyer sur une équipe complète et stable. Bien sûr, les Studios existaient depuis plusieurs années, Bob De Moor, pour ne citer que lui, avait beaucoup travaillé sur l’aventure lunaire.
Quand l'histoire démarre dans le Journal Tintin, Hergé a achevé de boucler la composition des Studios et, pour l’essentiel, cette composition ne variera pas pendant quinze ans. Ainsi, sont arrivés Baudouin, son indispensable secrétaire, Jacques Martin, flanqué de ses « lieutenants » Leloup et Demarets (deux remarquables dessinateurs techniques) et Josette Baujot aux pinceaux. Deux autres coloristes, les jeunes Fanny Vlamynck (la future seconde femme d'Hergé) et Francine Debeck, que l’on connaîtra mieux sous le nom de France Ferrari, rejoindront l’équipe en cours de réalisation de L’Affaire Tournesol.
À cette stabilité dans le travail s’ajoute un moment rare dans la vie personnelle d’Hergé : les longs week-ends dans la maison de Céroux-Mousty, enfin restaurée à son goût, font le plus grand bien au couple Remi… Même si l'on sait que cela ne durera pas...
Concernant l'histoire racontée dans L’Affaire Tournesol, on peut parler d'une course-poursuite, agrémentée de ce qu’il faut de suspense et d’humour, qui nous mène de Belgique en Suisse puis en France, puis de nouveau en Suisse, pour finalement rebondir et s’achever en Bordurie et en Syldavie. Tout ça à la recherche de Tournesol, qui, comme déjà dans le diptyque 7 Boules de cristal & Temple du soleil, s’est mis en danger. Mais dans L'Affaire Tournesol, c’est le savant qui est en cause et son invention (« un appareil à ultrasons capable de briser des vires à distance et - qui sait - des bâtiments entiers, des chars, des cuirassés. Bref, une arme terrible...»)… On n’est pas loin des Hitchcock de la période américaine, comme La mort aux trousses. Et puis, il y a de nouvelles têtes, comme celles de Lampion et de Sponsz… Sans négliger la Castafiore, qui n’est pas une potiche et devant laquelle Haddock bafouille, ce qui empêchera à jamais la Diva de l’appeler correctement par son nom.

Jacques Langlois façon puzzle

Q2 - Dans votre panthéon hergéen, où se place L'Affaire Tournesol dans votre trio de cœur ? 

J.L. - J’ai toujours eu un faible pour cet album, le troisième ou le quatrième, je ne sais plus, que j’ai eu en main. En fait, je l’avais emprunté, peu après sa parution, à mon meilleur copain en échange d’un Chick Bill dont je ne sais plus trop qui me l’avait offert. Et je ne l’ai jamais rendu !
Fait-il partie de mon trio de cœur pour autant ? En tout cas, derrière Le Lotus bleu et Les Bijoux de la Castafiore, il m’arrive souvent de le citer parmi mes favoris.
Sa couverture m’a longtemps intrigué. Il m’a fallu du temps pour réaliser qu’Hergé y avait dessiné du verre brisé ! Si Casterman avait accédé à sa demande de coller du plexiglas sur son dessin, c’eût été plus clair !

Q3 - Est-il judicieux de mener des comparaisons entre L'Affaire Tournesol et les albums qui l'ont précédé (le diptyque lunaire) et celui qui lui succède (Coke en Stock) en termes de scénario, de personnages et de dessin ?

J.J.- Par sa dimension, par son ambition scientifique, par la durée tant de sa conception que de sa publication – interrompue pendant dix-huit mois ! - l’épopée lunaire est à mettre à part. Un tour de force, sans aucun doute, même si je ne le mets pas au niveau des autres diptyques. Ce n'est pour moi pas un chef d’œuvre, peut-être aussi parce que le sujet (le premier homme sur la lune) a mal vieilli.
En revanche, Coke en stock est un album qui s’inscrit dans la continuité formelle de L’Affaire Tournesol, notamment de par son côté « revue d’effectifs ». ON assiste au retour de beaucoup de personnages (Allan, Rastapopoulos, l’émir et son fils Abdallah, Oliveira, etc…), ce qui donne l’impression d’un baisser de rideau, comme si la pièce était finie et que tous les personnages (les vedettes et les seconds rôles) se devaient de saluer leur public. Au moment de Coke en stock, Hergé n’est pas insensible aux compliments médiatiques des Duras, Morin et autres. On ose comparer son univers avec celui, récurrent comme le sien, de Balzac, ce qui flatte Hergé, qui reste modeste quand il refuse la préface de Nimier pour le bouquin de Paul Vandromme (Le monde de Tintin - Gallimard - 1959)… Il y a quelque chose de très construit dans Coke en stock. Hergé, peut-être pour la première fois, est conscient de son rôle, de sa place dans la bande dessinée, dont il est alors le leader sans rival. Dame ! Il s’agit ici de dénoncer l’esclavage, tout de même ! Et dire qu’on lui cherchera des noises pour le langage « petit-nègre » et autres billevesées… Adieu la simplicité du scénario de L’Affaire Tournesol, où, même si l’enjeu n’est pas rien (science sans conscience…), la démonstration d’Hergé n’est jamais pesante.
Mais oui, d’un certain point de vue, avec Coke en Stock, la pièce est finie. Sa vie privée est en train de prendre un autre tour, Tintin va cesser d’être au centre de ses intérêts… Les albums à venir seront, chacun à sa manière, « déconstruits ».

Q4 - La maîtrise du scénario et du dessin dans L'Affaire Tournesol participe-t-elle à faire la démonstration que les derniers opus de la série (Vol 714 pour Sydney et Tintin et les Picaros) sont ratés ?

J.L. Le seul album vraiment raté dans la dernière décennie, c’est L’Île Noire modernisée ! Alors qu’Hergé maîtrisait parfaitement la place des Studios par rapport à son propre apport, particulièrement dans L’Affaire Tournesol, l’aventure britannique revue et corrigée sous la houlette de Bob De Moor est une catastrophe. Déçu par l’accueil des Bijoux de la Castafiore, Hergé se désintéresse de Tintin, vit sa vie avec Fanny, loin de Bruxelles chaque fois que c’est possible. Pour satisfaire son éditeur, qui voit monter la vague Astérix, et pour occuper les Studios qu’il paye à ne rien faire, il lâche la bride.
Sur le plan graphique, il en restera des traces dans les deux derniers albums (Vol 714 pour Sydney et Tintin et les Picaros), mais Hergé a travaillé le scénario de ceux-ci, il y a mis beaucoup de ses interrogations existentielles dans le premier et de sa vision du monde dans le dernier. Au moins, de ce point de vue, un lecteur, surtout s’il s’intéresse à Hergé autant qu’à Tintin, ne peut pas tenir pour négligeables ces deux albums.

Q5 - De nombreux tintinophiles apprécient de visiter les lieux qui ont servi de cadre à l'histoire de L'Affaire Tournesol, comme l'Hôtel Cornavin... Que pensez-vous de cette quête de réalisme à outrance, à l'égard d'un album déjà très « concret » ?

J.L. - À l’époque de L’Affaire Tournesol, il n’y avait pas de chambre 122 à l’hôtel Cornavin... Maintenant  ? Il y en a une, sans doute pour satisfaire les fans de Tintin qui passent par là. J’ai déjà dit pourtant, pour y avoir séjourné une nuit en juin 2024, quand j’étais venu à Genève lancer mon Hergé et le carnet oublié, combien l’ambiance de cet hôtel n’avait plus rien à voir aujourd’hui avec sa représentation de l’époque. Passons...
Alors oui, beaucoup aiment retracer le parcours au bord du Léman pour repérer l’endroit exact où le taxi tombe dans le lac, retrouver, la route de Saint-Cergue, la maison de Topolino, etc… Pourquoi pas ?
De la même façon que nombre des correspondants d’Hergé lui écrivaient pour signaler une erreur commise ici ou là.
Après tout, avec ses Studios, Hergé avait imposé l’idée que tout ce qui était montré dans les Tintin était vrai : de vraies voitures, de vrais avions... On avait perdu l’esprit de la vraie Ligne Claire, celui des albums en noir et blanc, avec leurs décors suggérés seulement.
Hergé savait le risque, celui de tomber dans l’hyperréalisme auquel De Moor le poussait.

Q6 - Si un album devait mériter une « autopsie », après tout ce qui a déjà été écrit sur Tintin, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

J.L. - Notre regretté ami Philippe Goddin en a « autopsié » pas mal, dont ces « Bigotudos » devenus « Picaros ». Benoît Peeters a, en bon disciple de Barthes, décortiqué case par case Les Bijoux de la Castafiore. Ludwig Schuurman a consacré sa thèse à L’Île Noire et aux refontes successives...
Dans un genre différent, Maxime Benoît-Jeannin s’est attaqué, à tous les sens du terme, à L’Étoile mystérieuse.
Et voici le « Docteur Guido » qui s’y met à son tour !
Reste-t-il vraiment une terra incognita dans l’œuvre d’Hergé ? J’en doute, mais libre évidemment à qui le veut de s’intéresser à tel ou tel album, même déjà exploré par un autre.
Un point malgré tout : je n’aime pas trop ce terme d’« autopsie », même si elle est supposée pratiquée par un « docteur ». L’œuvre d’Hergé n’est pas morte, que je sache !

NDLR : Pour répondre à la réticence de Jacques Langlois, concernant le choix du terme autopsie, lire ici les arguments du docteur concerné

Livres cités dans cet entretien

Q7 - Un livre a choisi d'aborder l'aspect financier de l'héritage Tintin (Les millions disparus de Tintin : les secrets des héritiers d'Hergé, de Jean-Pierre Levée). Que pensez-vous de cette manière atypique de se questionner sur le travail mené par les héritiers du créateur de Tintin au profit (selon eux) de la protection et de la pérennisation d'une œuvre décidément à part au royaume de la BD ?

J.L. - Si j’ai bien lu les bilans que l’auteur décortique, l’œuvre n’est pas morte, comme je viens de le rappeler, mais les structures supposées la faire vivre ne se porteraient pas très bien… J’avais lu, en son temps, le récit de Hugues Dayez. C’est un journaliste et il avait fait une véritable enquête auprès des principaux protagonistes. Un travail sérieux, documenté, même si c’est devenu un sujet de plaisanterie entre nous, car il avait, comme une Castafiore, écorché mon nom dans son livre (vanitas vanitatum...).

L’enquête en question s’arrêtait à l’orée du siècle, et le livre de Jean-Pierre Levée – tiens... Encore un pseudo... c’est la mode, dirait-on… - n’en est pas vraiment une suite. Il est d’une autre nature. Lui, vient de la banque, et il n’a pas été sur le terrain comme Dayez. L'auteur des Millions disparus... a trouvé les documents comptables et sait apparemment les exploiter, les décortiquer, malgré tous les nuages de fumée qui tendent à cacher la réalité. Le tout, mis bout à bout, est plutôt déprimant. On a le sentiment d’un vrai gâchis. Mais je n’ai pas très envie de commenter davantage, car ces problèmes d’argent ne me concernent pas. J’espère seulement que ceux qui veulent étudier Hergé et son œuvre auront un jour accès aux archives de la Fondation, où qu’elles soient, ou à défaut, à celles patiemment engrangées par Philippe Goddin, qui devraient trouver un lieu où, selon son dernier souhait, elles seront accessibles.

Q8 - Votre dernier livre Hergé et le carnet oublié, paru en 2024, est devenu rapidement une référence pour de nombreux passionnés de Tintin et d'Hergé... Quels sont vos projets à venir ?

J.L. - Une « référence », c'est vous qui le dites ! Concernant mes projets immédiats, j’ai d’abord un automne assez chargé avec trois conférences en novembre et décembre. J’irai le 12 novembre 2025 à l’Université de Louvain-la -Neuve, à côté donc du musée Hergé que je revisiterai avec plaisir. L’idée est de faire un portrait d’Hergé « façon puzzle » en partant de mon livre précisément. Cette conférence est la première d’une série de trois (Ludwig Schuurman et Olivier Roche se succéderont les deux semaines suivantes au même endroit) : c’est en fait une sorte de teasing du colloque en cours de préparation sur Tintin qui aura lieu en octobre 2026 à Bruxelles et à Paris.
Le lendemain, je serai reçu à un déjeuner du Cercle Royal du Parc où je parlerai de Malraux, de Gaulle et Tintin. Vous savez la fameuse boutade du « rival international » : qu’est-ce qui est vrai dans tout ça ? C’est du de Gaulle ou du Malraux ? …
Et puis, le 9 décembre 2025, à Paris cette fois, au musée des armées, dans l’enceinte des Invalides, je disserterai sur le thème « Hergé, Tintin, la guerre et la paix ». Un sujet qui mériterait peut-être d’être prolongé, qui sait ?
Parallèlement, je commence à travailler à une édition revue, corrigée et complétée de mon livre sur le répertoire. Depuis sa parution, j’ai reçu des témoignages qui pourraient compléter, voire corriger parfois, ce que j’ai écrit. J’ai retrouvé des témoins, y compris parmi les correspondants d’Hergé, qui m’ont raconté leur relation avec le dessinateur. Il y a matière à aller plus loin sur certains points. Un nouvel éditeur se dit intéressé. À voir...
Mais je ne suis pas pressé. Disons que je vise le printemps 2027 et les 120 ans de la naissance d’Hergé.

Autopsie d'une œuvre

Une lecture attentive de L’Affaire Tournesol est-elle dépendante du foisonnement des détails si proches de la réalité ou d’un scénario à la mécanique parfaitement maîtrisée ? En somme, cet album ne fait-il pas entrer le lecteur dans un monde si parfaitement agencé qu’il ne lui reste plus qu’à se laisser guider par la virtuosité d’une histoire aux rebondissements incessants ?

Ce n’est pas l’avis du Docteur Guido, qui propose, à travers sa collection Autopsie d’une œuvre, une lecture au scalpel de L’Affaire Tournesol qui permettra de considérer cet album, qui reste fascinant malgré son académisme et sa maîtrise parfois intimidants, d’un point de vue inédit.

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.