L’ennui de Tintin au Tibet

Publié le 20 décembre 2025 à 11:02

La véritable histoire de Tintin au Tibet

Si vous pensiez que Tintin au Tibet racontait l’histoire de l'amitié quand elle est mise à l’épreuve du feu (même si le feu, en l’occurrence, est de la neige), vous auriez en partie en raison. En effet, Tintin au Tibet évoque l’amitié dans toute sa splendeur (celle de Tintin et de Tchang), l’amitié dans toute sa fragilité (celle de Tintin et Haddock) et l’amitié dans toute son évidence (celle qui fait du trio Tintin, Haddock et Tournesol, une cellule vivante.

Malgré ces quelques rappels, et désolés de vous décevoir, nous sommes bien obligés de vous révéler que Tintin au Tibet n’est pas un album qui célèbre l’amitié, mais qu’il évoque plus certainement cette évidence : c’est bien l’ennui qui gouverne nos destinées. 

Autopsie de Tintin au Tibet

Tintin au Tibet serait l’album du courage personnifié et de l’amitié qui peut déplacer des montagnes. Soit. Mais selon le Docteur Guido, l’album mythique d’Hergé a plus d’une corde à son arc.  

Une autopsie littéraire n’ayant pas vocation à mettre en exergue les évidences d’une œuvre, préparez-vous à être surpris. 

Le second tome de la collection Autopsie d’une œuvre propose une méthode de lecture inédite de Tintin au Tibet.

L’ennui case à case

L’ennui est un thème sous-jacent des Aventures de Tintin. Il suffit de se demander comment le capitaine Haddock organise ses journées entre deux albums pour s’en convaincre. Dans Tintin au Tibet, lorsque Tintin retrouve son ami Haddock, après sa journée de randonnée pédestre, dès les premières pages de l'album, celui-ci lit tranquillement son journal près d’une table sur laquelle on peut aisément distinguer un cendrier, une tabatière, une boîte d’allumettes, un livre à la couverture rouge et une boisson quelconque. On imagine sans peine que le capitaine Haddock s’est globalement ennuyé, qu’il s’est peut-être promené dans le village de Vargèse, mais que le moment de sa délivrance coïncide systématiquement avec le « DONG » de la cloche de l’hôtel, celui qui annonce le moment du dîner.

De Vargèse au Tibet

Tintin, Haddock et Tournesol ont loué un appartement dans une pension de famille de Vargèse. Le matin est une moment de répit pour le capitaine Haddock. Il sait qu’il pourra faire durer l’instant de la dégustation de son café et de quelques croissants, avant de devoir affronter l’ennui qui précède l’heure du déjeuner. La présence de Tournesol dans l’album Tintin au Tibet est discrète, presque suggérée. On ne l’apercevra que le soir venu, pendant que le capitaine Haddock et Tintin jouent aux échecs. Tournesol tourne le dos à ses camarades. Il s’est installé entre deux personnes qui nous sont inconnues. Il tient dans les mains un livre à la couverture rouge et l’on déduit qu’il s’agit de celui qui était posé sur la table près de laquelle était assis le capitaine, au moment du retour de Tintin, après sa randonnée. On ne s’inquiète pas pour Tournesol. On devine qu’il ne s’ennuie jamais, qu’il n’a pas besoin de compagnie et que l’intérieur de son crâne doit être aussi distrayant à visiter qu’un musée ou un parc d’attractions ; ce qui n’est pas le cas de Haddock, qui nous fait l’effet d’un type un peu perdu et de finalement désespéré. On pourrait s’amuser à repérer aisément les indices de ce désespoir et de cet ennui latent dans de nombreux albums de Tintin, alors que le caractère éruptif de Haddock et son expérience de marin auraient pu l’inciter à organiser son existence autour de quelques loisirs salvateurs ou d’une nouvelle chasse au trésor. Mais Hergé en a voulu autrement. Le capitaine Haddock est une incarnation pathétique, mais réaliste, de la condition humaine. Peut-être également une évocation tout en pudeur de ce qui guette celles et ceux qui ne réussiront jamais à occuper leur temps à méditer, mais qui auront toujours sous la main un verre de whisky, une bonne pipe ou un journal pour ne pas sombrer dans une déprime implacable.

L'histoire de Haddock au Tibet

Lors de l’introduction de l’album L’Affaire Tournesol, un Haddock vêtu d’un costume de gentleman farmer revendique son désir de ne plus voyager et de profiter quotidiennement d’une promenade autour de son château. Il dit précisément : « Tout ce que je désire à présent, moi, c’est le calme, le repos, le silence… » ; ce qui semble correspondre à une définition possible de la mort. Pataugeant dans sa déprime avec la délectation des résignés, il sera sauvé par le gong, en l’occurrence le « BRROM » d’un orage à venir qui ressemble au « DONG » de la cloche de l’Hôtel des Sommets de l’album Tintin au Tibet. D’ailleurs, alors que dans l’aventure du « Tibet » Haddock fait du dîner qui s’annonce le moyen de ne plus s’ennuyer et de penser à la mort, il dit avec soulagement dans L’Affaire Tournesol : « Il est grand temps de rentrer au château », car il espère que c’est le moyen de se préserver des conséquences de ses pensées tristes, bien à l’abri dans son refuge, alors que c’est l’ennui qui l’attend, forcément et implacablement.

Oserions-nous écrire que l’ennui est l’antichambre de la conscience de la mort ? Pourquoi pas, si l’on considère que la majorité des représentants du genre humain est obsédée par la quête d’une occupation – quand ce n’est pas le travail qui atténue ses capacités à la gamberge –, car elle est justement incapable de vivre au quotidien avec la conscience de la mort. Les palliatifs sont nombreux pour ne pas être perturbé par cette obsession. On pourrait citer dans le désordre : le sur-investissement au travail, la pratique intensive du sport, la lecture addictive de romans qui finissent bien ou de manuels de développement personnel, l’alcool, la drogue et un centre d’intérêt en particulier voire exclusif (comme collectionner les figurines de Tintin ou les conquêtes féminines). Ces palliatifs permettent de penser à autre chose, de maîtriser l’écoulement du temps et de se convaincre que l’on est en vie ; voire, que l’on est immortel.

En créant le personnage de Tournesol,  ce marginal qui vit loin des autres tout en les côtoyant, Hergé a proposé son propre archétype de la sérénité. En étant « coupé du monde » en raison de sa surdité, en profitant d’un esprit toujours avide de savoir et de découvertes, et en étant capable d’être seul au milieu de la foule, le professeur Tournesol cumule les indices du bonheur parfait ; sans parler de son amour des femmes si évident dans Les Bijoux de la Castafiore qui fait de lui un personnage plus « incarné » que Tintin.

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