Certains traumatismes de l’enfance ne sont en rien liés à une maltraitance physique ou psychologique démoniaque, mais à une capacité de l’enfant à percevoir les motivations délétères des adultes, à peine masquées par les conventions, que celles-ci soient familiales ou sociales.
L’émotion ne fait pas les amitiés durables
Plutôt que d’argumenter en faveur de traumatismes « passifs » de l’enfance, provoqués par un contexte familial délétère et peu rassurant, prenons l’exemple de Marcel Proust, artiste de génie réputé pour son extrême sensibilité. Doté d’une affectuosité si attentive et si intransigeante qu’il pouvait se fâcher avec ses meilleurs amis, sans que ces derniers ne comprennent la cause de ce désengagement affectif brutal, la sensibilité de Proust fut la cause de ruptures amicales ou amoureuses mal raisonnées sur l’instant, mais parfaitement argumentées après réflexion et dans le cadre d’un projet littéraire. Il suffisait d’un geste, d’une phrase ou d’un silence pour accentuer des fêlures déjà présentes, prêtes à dévoiler l’étendue d’un désastre émotionnel permanent, pour que Marcel Proust remette en question des amitiés pourtant qualifiées d’indéfectibles. Il faut lire ce que cet homme, à la lucidité maladive, a écrit sur ce qu’il pensait du comportement humain et de penser au calvaire vécu par Hergé enfant - avant que celui-ci ne réussisse à mieux gérer ses émotions - pour mieux cerner la psychologie si complexe de Georges Remi. Prenons plaisir en lisant comment peut s’exprimer un homme, devenu grand par le raisonnement, quand il veut comprendre comment et pourquoi il a pu subir, avec tant de dégâts mentaux, les effets de contraintes psychologiques qu’un autre que lui aurait galvaudées sans peine. Suivez le raisonnement de Marcel Proust et appréciez comment, à sa manière, Hergé a mené le même constat à propos de son handicap émotionnel qui ne peut se guérir qu’en admettant cette incapacité initiale à se protéger des effets de ce que l’on ressent intimement avec tant d’intensité. Le monologue qui suit est tiré d’un passage de à la recherche du temps perdu et il exprime, avec la finesse de la ligne claire d’une pensée devenue mature dans le sens originel du terme - la maturité est l’état du bois bon à couper ; la mâture est l’ensemble des bois d’un navire ; une personne mature est cet être arrivé à l’apogée de sa croissance et donc prêt à affronter les horizons de sa destinée -, tout ce qui a permis à Georges Remi de devenir Hergé et à Hergé de ne plus en vouloir, un jour, à ceux qui ont offensé le petit Georges de leur méchanceté ou plus sûrement de leur bêtise :
— Je ne trouvais nullement répréhensible d’avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous causer le maximum d’une agitation en disproportion avec la décision elle-même. De sorte qu’il avait beau jeu à nous trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation, qui répondait à la commotion qu’il nous avait donnée. Et si les velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps extérieures, et que pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les points qu’elles devaient viser efficacement. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son frère sans raison apparente et lui demandant, sur le pas de la porte, en s’en allant, un renseignement qu’il n’a même pas l’air d’écouter, signifie par cela même à son frère que ce renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la dernière seconde, car il les a souvent employés lui-même. Or, il y a aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu’en famille on se comprend sans se parler. Et puis, il y avait peut-être à ma conduite dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C’est que, dans ces moments brefs mais inévitables, où l’on déteste quelqu’un qu’on aime – ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens qu’on n’aime pas – on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l’âme de l’ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes « succès » leur parussent immoraux et les fissent plus enrager ! Ce qu’il faudrait, c’est suivre la voie inverse, c’est montrer sans fierté qu’on a de bons sentiments, au lieu de s’en cacher si fort. Et ce serait facile si on savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car alors, on serait si heureux de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les attendrir, vous en faire aimer ! Être dur et fourbe envers ce qu’on aime est si naturel ! Si l’intérêt que nous témoignons aux autres ne nous empêche pas d’être doux avec eux et complaisants à ce qu’ils désirent, c’est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est indifférent et l’indifférence n’invite pas à la méchanceté.
Sensibilité et temps perdu
La sensibilité de Marcel Proust contribua à faire du temps qui passe une matière vivante prête à se réincarner à l’occasion de quelques prouesses dont notre mémoire est capable. Du temps qui passe au temps perdu il n’y a qu’un pas, car le temps perdu n’est jamais totalement éradiqué de la surface de notre inconscient et que ce qui est perdu peut se retrouver, ou n’est pas perdu pour tout le monde. Malheureusement, si Marcel Proust a merveilleusement mis en scène le pouvoir de la mémoire à l’occasion de la dégustation d’une madeleine (qu’il s’agisse d’une biscotte ou de l’odeur des pages d’un vieux livre, rien ne change à l’affaire), il s’est fourvoyé dans une impasse : la nostalgie serait donc dépendante du passé.
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