Le sparadrap volant du capitaine Haddock

Le 19 octobre 2025, à l’occasion du Grand-Prix de Formule 1 des Etats-Unis, alors que la lutte pour la deuxième place fait rage entre Lando Norris (McLaren) et Charles Leclerc (Ferrari), le commentateur de Canal plus, Julien Fébreau, proposa la comparaison suivante pour illustrer cette confrontation : 

  • Charles Leclerc est un peu le sparadrap de Lando Norris, aujourd’hui, il n’arrive pas à s’en défaire.

Comme on peut le constater, même lors d’une compétition de course automobile, en 2025, le génie créatif d’Hergé peut aider un commentateur à expliquer, en quelques mots, qu’un pilote a du mal à se défaire de son poursuivant... Même si ce commentateur ne fait pas mention du capitaine Haddock, mais qu’il ne pourra nier qu’il s’est servi de cette expression, car elle fait partie de son patrimoine intellectuel inconscient.

Génies littéraires et expressions populaires

Ils ne sont pas si nombreux les écrivains, les dialoguistes ou les scénaristes qui ont réussi, sans le vouloir bien sûr, à faire d’une de leurs trouvailles verbales des expressions populaires utilisées dans le langage courant.

En littérature, quelques auteurs célèbres ont contribué à agrémenter notre quotidien de quelques expressions si populaires que plus personne, ou pas grand monde, n'en connaît l’origine exacte :

  • François Rabelais : L’expression « se comporter comme le mouton de Panurge » ou « faire le mouton », qui désigne une personne sans personnalité qui préfère « suivre le mouvement » et qui se satisfait d’agir et de penser comme ses semblables, provient du Quart-Livre. Dans le roman de Rabelais, Panurge, pour se venger des moqueries d'un marchand de moutons, lui achète l'une de ses bestioles et la jette à l’eau...
  • Alfred Jarry : Lorsqu’une situation est jugée absurde on la qualifie souvent d’« ubuesque » grâce à Alfred Jarry et sa pièce de théâtre Ubu roi.
  • Honoré de Balzac : Qualifier une personne de Rastignac s’est faire allusion au personnage romanesque de Balzac pour décrire d’un seul mot quelqu’un d’arriviste et d’ambitieux.

Un auteur moins « prestigieux » littérairement est pourtant le champion toute catégorie en matière d’inventions écrites qui servent encore aujourd’hui à illustrer une pensée ou un contexte précis, c’est René Goscinny (l’auteur des Aventures d’Asterix ou des meilleurs scénarios de Lucky Luke). Le nombre d’expressions qui provient de la boîte à malice de Goscinny est impressionnant :  

  • Tomber dans la marmite quand on est petit
  • Devenir Calife à la place du Calife
  • La seule chose que nous ayons à craindre, c'est que le ciel nous tombe sur la tête !
  • Trouver la potion magique
  • Tirer plus vite que son ombre

Ce qui va maintenant nous permettre d’évoquer l’expression inventée par Hergé, avec la participation active du capitaine Haddock, celle du fameux sparadrap dont on ne réussit pas à se défaire.

La première autopsie d’une aventure de Tintin !

Dans l'autopsie de L’Affaire Tournesol, pas d’histoire de sparadrap, mais une lecture au scalpel d’une histoire si souvent commentée qu’il est surprenant et vivifiant de constater qu’il est encore possible de faire des trouvailles inédites dans les Aventures de Tintin !

Le premier tome de la collection Autopsie d’une œuvre propose une méthode de lecture inédite de L’Affaire Tournesol.

L’histoire du sparadrap de Haddock  

C’est dans l’album L’Affaire Tournesol que le gag du sparadrap est inventé par Hergé. 

  • Le contexte : le professeur Tournesol se rend en Suisse à l’occasion d’un congrès scientifique. Après son départ, et parce qu’ils sont intrigués par l’apparition de phénomènes étranges au château de Moulinsart (des vitres et des verres se brisent sans raison logique apparente), Tintin et Haddock décident d’aller fouiller le laboratoire de Tournesol ; une scène au cours de laquelle ils vont devoir se confronter à la présence d'un intrus qui réussit à s’enfuir. Après cet épisode, Tintin et Haddock partent en Suisse pour retrouver Tournesol, le considérant en danger. Une fois sur place, et après une visite sans succès à l’hôtel Cornavin, ils rendent visitent au Professeur Topolino qu'ils découvrent ligoté dans la cave de sa maison. La maison ayant été piégée par des espions bordures qui ont kidnappé Tournesol, celle-ci explose. Heureusement, Tintin, Haddock et le propriétaire des lieux sont retrouvés, sains et sauf, par les pompiers suisses.
  • Les pansements : en souvenir de l’explosion de la maison de Topolino, les visages de Tintin et Haddock vont se retrouver parsemés de pansements durant plusieurs pages. Mais seul le capitaine conservera plus longtemps que Tintin un petit pansement sur le nez. La disparition des pansements sur le visage de Tintin coïncide avec la scène des « retrouvailles » : celle qui permet à Tintin et Haddock d’apercevoir Tournesol près de l’ambassade de Bordurie située en « bordure » du Léman. Après quelques péripéties qui empêchent Tintin et Haddock de soustraire leur ami Tournesol aux griffes des espions syldaves, puis des espions bordures, la poursuite continue à bord du bus.
  • Le sparadrap se décolle : toujours à la poursuite de Tournesol, Tintin, et Haddock prennent place dans un bus en direction de l’aéroport de Cointrin. C’est précisément une fois installé dans le bus que le capitaine Haddock va s’exclamer, en apercevant un pansement se décoller :
    • « Tiens, qu’est-ce que j’ai là sur le nez ? »

Le gag du sparadrap d'Haddock

Après l’explosion de la maison du professeur Topolino, un personnage que nous ne reverrons plus dans L’Affaire Tournesol, le visage du capitaine Haddock est donc affublé de plusieurs sparadraps. Le plus important est celui qui a été posé sur l’arête de son nez. Lorsque le capitaine Haddock aperçoit fortuitement le sparadrap se décoller, c’est l’amorce d’un gag au long cours qui va donc durer plusieurs pages :

  1. Acte 1 : Haddock décolle le sparadrap de son nez et l’envoie, sans le vouloir, bien sûr, sur le chapeau d’une passagère du bus
  2. Acte 2 : Le voisin de cette passagère (son mari ?) aperçoit le sparadrap et se propose galamment de le lui retirer, ce qu’il 
  3. Acte 3 : L’homme, en tentant de décoller le sparadrap de son pouce, le catapulte dans les airs. Le sparadrap achève son vol sur la casquette d’Haddock qui dit en souriant et s’en se douter de rien : « Bon voyage, petit sparadrap...»
  4. Acte 4 : Une fois installé dans l’avion qui doit les emmener à Szohôd, Haddock aperçoit le sparadrap sur sa casquette 
  5. Acte 5 : Le sparadrap va poursuivre son « voyage » en passant de main en main jusqu’à se coller sur la main du pilote de l’avion
  6. Acte 6 : Tintin et Haddock sont arrivés à Szohôd. Ils sont dans l’aéroport. Le pansement est visible sur la veste du capitaine Haddock
  7. Acte 7 : Tintin aperçoit le sparadrap, le retire de la veste du capitaine, avant de le « confier » aux bons soins d’un militaire bordure qui vient des les interpeller
  8. Acte 8 : Quelques scènes plus tard, Tintin et Haddock sont placés en résidence surveillée par le pouvoir bordure. En conversation téléphonique avec Tintin, Haddock s’exclame : « Tonnerre de Brest ! Mon ami, je vais vous flanquer par le fenêtre » ; le sparadrap est de retour...
  9. Fin du gag : Au total, le sparadrap aura donc voyagé pendant 30 cases...

Autopsie de L’affaire Tournesol

l’Affaire Tournesol est l’un des tout meilleurs albums des Aventures de Tintin. Si vous pensiez avoir tout lu sur cette histoire, tant mieux ! Car voilà une autopsie qui se propose de vous étonner... 

Signification de l’expression du sparadrap 

Dans le langage courant, et plus spécifiquement dans le langage journalistique, l’expression inspirée du gag inventé par Hergé sert souvent à qualifier une affaire qui empoisonne la vie d’un homme politique ou d’une personnalité médiatique. Au sens figuré, on parle du sparadrap du capitaine Haddock pour évoquer une rumeur qui « colle » à la peau d’une personne malgré des démentis officiels et des dénégations dignes d’être prises au sérieuses.

Depuis L’Affaire Tournesol, l’expression « comme le sparadrap du capitaine Haddock » est donc le moyen le plus simple de désigner une personne ou une rumeur dont on a du mal à se débarrasser. Même l’Académie française fait mention, en ces termes, de l’expression dans sa définition du mot sparadrap : « se dit, par référence à un album de Tintin, d’un problème en apparence banal dont on n’arrive pas à se débarrasser ».

Notons, pour terminer cet article, que le terme « sparadrap » est dérivé d’un mot du vieux français « speradrapu », lui-même dérivé du latin « sparadrapum » qui désignait une étoffe sur laquelle on allongeait un corps ou un membre à soigner. La « couverture » de l’album L’Affaire Tournesol peut-elle être considérée à l’égal de cette étoffe ? La question est posée est l’affaire toujours d’actualité...

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